27 avril 2013

Mon premier 53,7 km


Jeudi 23 août 2012. J’ai réglé mon réveil sur 05h00, mais j’ouvre l’œil à 04h50. Je suis un peu fébrile durant la préparation de mon casse-croûte et le déjeuner des enfants : je prévois une marche de plus de 50 km, ce n’est pas rien. Je n’ai plus couvert une telle distance depuis mai 1987, où j’avais longé l’Ourcq de place de la République à Paris jusqu’à Meaux, soit 51 km. Je me prépare donc ce matin à la plus longue marche de ma vie. De quoi être un peu tendu. Je veux partir pour 06h00, pour prendre le temps de marcher. Il fait nuit à cette heure mais comme je dois traverser la ville de part en part, ce n’est pas gênant.

05h40, j’achève la préparation de mon sac. Finalement, un sac de 22 litres, ce n’est pas tant que cela, d’autant que l’équipement photo prend beaucoup de place. Et de poids aussi : 1600 grammes.
05h55, ouf ! Je suis prêt à l’heure prévue. Ce qui est assez rare car j’ai toujours tendance à n’avoir jamais assez de temps dans ce cas de figure. Je n’ai peut-être pas assez mangé, mais je prévois des arrêts à 15, 30 et 45 km.

06h00, vaisselle rangée, je pars, impatient. Une telle distance, c’est une première absolue. Premiers mètres et première découverte de ce nouveau sac. Le poids est bien présent (900 grammes pour le sac et 5,5 kilos de contenu) pourtant il apparaît léger. Les quatre gros coussinets d’amortissement aux épaules et aux hanches y sont probablement pour beaucoup. Cela change totalement de mon précédent sac de marche. C’est aussi rassurant pour le futur avec un poids plus important dans un sac plus volumineux.
06h22. Premier chant du coq. Je suis toujours en ville. Celui-là est très proche pourtant.
Les lieux défilent : les Étangs de Clémencin, les Prés Jambons puis les Épines.

06h25. Extinction des lumières des lampadaires de l’avenue. Il fait à demi-jour. J’aurai pu sans souci partir une demi heure plus tôt pour avancer plus longtemps à la fraîche car c’est toujours la canicule annoncée pour la journée. L’exercice est double : marcher longtemps et cheminer sous le soleil, dans l’idée de voir comment je réagis dans des conditions que je rencontrerai pour arriver à Türkmenabat (au Turkménistan) où 120 km de zones désertiques, seulement peuplées de chameaux sauvages, m’attendent.

06h47. Premier chien qui aboie à mon passage. J’en suis presque gêné, je pense qu’il doit réveiller tout le quartier. Je ne supporte pas franchement ces chiens qui vocifèrent ainsi à mon passage, certains continuant leurs aboiements alors même que je ne suis plus à portée de leur vue. Je ne peux cependant rien y faire. Ils seront encore 11 à ainsi gueuler tout au long de ma journée ... Le record, si je puis dire, sera ce chien de Leuilly-sous-Coucy qui commencera à aboyer après mon passage et qui entraînera les réactions de trois autres chiens du voisinage. Comme le village est dans une petite vallée, c’est tout le monde qui en profite. Très désagréable !

06h58. Première photo. Suivi d’un gigantesque cafouillage dans les bois. La réalité de la carte n’est pas la réalité du terrain. Le sentier à "continuité aléatoire" porté sur la carte IGN est tellement aléatoire qu’il n’existe pas –ou plus– sur 250 mètres. Comme je suis dans une zone boisée, non entretenue, à flanc de coteau avec une déclivité de plus de 15%, c’est évidemment très difficile à progresser sans bâton. Je passe plusieurs minutes à tourner en rond, revenir sur mes pas, pour finalement choisir de tracer tout droit à travers bois et rejoindre le chemin, censé être un sentier de grande randonnée et qui s’avère en fait parfaitement roulant au vu des nombreuses traces de 4x4 et de tracteurs qui l’ont emprunté. Je me retrouve face à face avec deux chevreuils, aussi surpris que moi. Un bond, ils ont déjà disparu.
J’ai bien marché la première heure pour prendre un peu d’avance sur l’horaire mais j’ai tout perdu dans ce coin forestier nommé Les Belles Vues. Qui est le plaisantin qui nomme les lieux ? Il n’y a strictement aucune vue sur nulle part vu que c’est une forêt. Et une fois sur le plateau, pas plus de vue sur la vallée puisque les arbres montent jusqu’à la ligne de crête.



07h20. Je n’ai accompli que 250 mètres en 15 minutes. De grandes lignes droites m’attendent, je vais pouvoir refaire mon retard. Enfin, pas vraiment, parce que le sentier me paraît valoir une photo (voir ci-dessus). Mon appareil photo est trop lourd pour que je l’aie en permanence à la main ou autour du cou, donc il est dans mon sac. Sauf qu’à chaque besoin, je dois ôter une ceinture d’épaule et une aux hanches, ce qui demande un certain temps. Pour cette raison, j’ai loupé la photo de mes deux chevreuils. Et se pose toujours la question de l’appareil photo à emmener. Soit j’ai quelque chose de minuscule, pratique en termes de maniement et de poids, mais beaucoup moins professionnel en photo, soit je garde un équipement pro et je solutionne ce souci de portage et prise en main.

Je traverse le Buffet, chemine entre le Petit Chemin de Bucy à gauche et le Grand Bois du Rhin à droite. Je longe le Buissonnet, le Fond de la Chaudière puis descend le Fond Liédon. Que de mystère derrière ces noms !

07h57. Depuis que j’ai entamé ce cycle de marche préparatoires, j’ai découvert que les bornes kilométriques (et hectométriques) de mon enfance ont quasiment disparu. Aussi ai-je choisi de photographier celles qui subsistent encore. La première que je croise est au Fond de la Chaudière (c’est le nom du lieu !). Malgré que mon parcours soit composé pour moitié de goudron, je ne vais voir que sept bornes sur toute ma journée. Et aucune borne hectométrique.
Que sont-elles devenues ? Qui les a ramassées ? Quand ? Autant de questions pour le moment sans réponse. Certes, à la vitesse où, guidés par GPS, circulent les automobilistes sur les routes départementales, qui se préoccupe aujourd’hui des bornes kilométriques ? D’autant que, modernisme aidant, elles ont de moins en moins la forme d’une borne. Les modèles "années 2000" sont une plaque métallique, bombée au sommet, et posée sur un piquet métallique. Beaucoup moins poétique ! Impossible aussi pour le marcheur de s’y reposer un instant. Tout cela me donne l’idée qu’un jour, si je m’en sens la créativité, je pourrais rédiger un petit opus, une sorte de plaidoyer pour la sauvegarde des bornes kilométriques. En attendant, je pense que je tiens là l’idée du nom de mon futur blog. Des sept bornes, trois seront des plaques métalliques, trois seront des plaques de béton (un modèle des années 90 peut-être ?) et une autre sera bien une borne, mais en plastique.

08h29. Tout à l’étude de mon chemin dans le bois des Beaudets dont la traversée n’est pas aussi simple que le tracé de la carte l’indique, je manque trois chevreuils qui broutent tranquillement dans une petite clairière. Pas très coopératifs, les trois chevreuils, ils s’enfuient en trois bonds. Vraiment stupide alors que je me trimbale avec un téléobjectif pour justement réaliser ce type de photo !

08h35. Je suis à nouveau totalement perdu dans un second bois. La carte IGN annonce clairement un sentier, de même que la cartographie satellitaire de Google que j’utilise pour mes tracés. Sur le terrain, la clarté des cartes devient assez mystérieuse. Alors que je dois être dans un sentier rectiligne sur plus de 500 mètres, ce ne sont que changements de direction et bifurcations avec six allées, dont aucune n’est dans le prolongement d’une autre. Certes, l’entame du bois avait débuté par un panonceau "propriété privée" (c’est fréquent que les agriculteurs s’arrogent des droits qu’ils ne possèdent pas), mais de là à ce que rien ne corresponde ... Bien sûr, je n’ai pas de boussole. Les lieux sont parfaitement entretenus, toutes les allées ont été récemment fauchées, presque tondues en haute pelouse. C’est joli, mais très humide. Mais je n’ai pas les chaussures qui vont bien en zone humide. Je n’ai parcouru qu’à peine 13 km et j’ai déjà les pieds humides. Pas terrible au quart de la distance à effectuer !
A tourner et retourner, je tombe à plusieurs reprises nez à nez avec des hordes de chevreuil. J’en compte plus de 20. A moins que ce ne soient les mêmes, tout comme moi perdus ? En tout cas, ce type de sentier est à bannir lors des grandes marches : je n’avance pas !
Au sortir du bois, je suis pourtant bien sur le tracé indiqué par la carte d’état-major. Incompréhensible ! Il est 08h47. Je n’ai donc avancé que de 400 mètres en 12 minutes.


Je continue ... le Moulin, le Bois des Comtes, le Fond de Vaucelle, Neuville-sous-Margival, la Couturelle, le Buisson des Moines, ...


09h41. Une activité dans les champs dits de l’Homme Mort : plusieurs tracteurs munis de bennes d’épandage sillonnent le champ en déversant de pestilentiels résidus d’épuration ou de la chaux. Il s’agit d’une société, originaire de la Somme, spécialisée dans ce type de travaux, qui se met à la disposition des agriculteurs qui ont besoin de ce type de services. Une pelleteuse pour charger les bennes, trois tracteurs et autant de remorques, un fourgon atelier rallongé qui tracte une immense caravane pour loger chaque soir tous ces ouvriers au gré des travaux qu’ils réalisent dans la région. Des ouvriers nomades mais modernes. Sur le chemin qu’ils empruntent avec leurs mastodontes, c’est évidemment moi qui dois m’écarter fissa.


10h00. La descente après les Champs-Madame, vers le lieu-dit les Pintons, est presque un petit paradis fleuri. La route est en cul-de-sac, sûrement jamais fréquentée hormis par l’agriculteur qui possède la ferme au fond du vallon, ce qui explique sûrement l’aspect bucolique du lieu. Je découvre qu’il s’agit d’une ferme "bio" dotée d’un gîte rural. Pour venir ici, il faut trouver ! Si matinalement, c’est la recherche du parcours qui m’avait ralenti, cette fois, ce sont les pauses photo, multiples. Je sais de toutes façons que mes futures étapes ne devront pas dépasser les trente kilomètres. Impossible sinon de prendre le temps de cadrer les photos et surtout impossible de réaliser les interviews des paysans croisés.






10h10. A nouveau à chercher mon chemin à la ferme des Aubes Terres. La carte indique clairement un chemin goudronné qui contourne la ferme pour accéder 500 mètres plus loin et 40 mètres plus haut à une seconde ferme via un chemin en partie revêtu. Simple à lire sur la carte, autrement plus complexe sur place.
L’étude de la carte, après avoir cherché de part et d’autre, me pousse à franchir une clôture électrique tendue entre deux bâtiments et qui retient quelques vaches laitières en attente de traite. Je me dis que si quelqu’un s’enquiert de ma présence, j’expliquerai que je ne fais que chercher mon chemin. Une fois la cour traversée –de façon pas totalement détendue entre les vaches– et une seconde barrière électrique franchie, je retrouve le chemin de la carte ! Le paysan du coin ne s’est pas gêné : la petite route passe au milieu de sa ferme, mais comme personne ne doit jamais l’emprunter, sauf lui, il a visiblement pris quelques libertés avec le droit de passage. J’imagine l’automobiliste, ou seulement le vététiste, confronté à la même situation. Passage impossible. Il ne leur reste plus qu’à faire un détour de 2500 mètres pour rejoindre l’autre ferme. Pourtant, il doit bien en passer des véhicules de touristes puisqu’un gîte rural pour cinq personnes jouxte la ferme !
Au sortir de la ferme, auprès du dernier bâtiment, une étable. Un chien de fort belle taille se lève à mon approche. Impressionné par la lecture des mésaventures de Bernard Ollivier avec les chiens des paysans iraniens, je ne suis pas très rassuré. Le mien est attaché. Comme il a remué et fait du bruit, une voix féminine se fait entendre de l’autre côté d’une haute porte métallique qui ouvre sur l’étable. Et dans l’entrebâillement sombre apparaît une tête.

Oh, un visiteur ! On n’en voit pas souvent par ici !
Bonjour madame !
Puis rien d’autre. J’étais parti pour faire la réflexion de l’appropriation du chemin rural, mais la tête à contre soleil dans l’entrebâillement sombre avait un côté plaisant qui désamorça ma remarque. Et puis à quoi bon ? Je suis peut-être le seul marcheur du mois à passer par ici puisque l’on est ici à l’écart de tout.
La route qui relie à la seconde ferme, cartographiquement représentée comme irrégulièrement entretenue, l’est surtout du fait du fermier du coin. La ferme du bas, comme celle du haut, fait dans la vache élevée biologiquement. Visiblement, les vaches passent régulièrement d’une ferme à l’autre. Sur plus de 50 mètres, le chemin est quasi inutilisable du fait de l’accumulation des bouses de vache. C’est évitable à pied. Plus du tout en VTT. Malgré cela, le coin est très plaisant et l’installation d’un gîte rural se comprend aisément. Le lieu ne fut cependant pas accueillant à toutes les époques, ni pour tous les visiteurs étrangers. En 1917, la ferme d’Antioche fut l’occasion de violents combats de tranchées –la ferme est située à la partie ouest du Chemin des Dames– et 71 soldats de divers régiments sont tombés ici. Parmi eux, six venaient du Soudan, un de Haute-Volta (actuel Burkina-Faso) et un de Madagascar. Les 65 autres soldats étaient originaires de 39 départements français. Une nécropole nationale recueille 60 des soldats tombés à Antioche –onze corps ayant été rendus aux familles–, au village de Vauxaillon, à quatre kilomètres du lieu. Étonnant cependant que ce soldat étiqueté comme venant de Haute-Volta. En effet, la Haute-Volta ne fut créée, sous cette appellation, qu’en mars 1919 à partir de la colonie du Haut-Sénégal et du Niger et d'une partie de la Côte d'Ivoire. Décédé à Antioche en 1917, ce soldat ne peut donc être de Haute-Volta. Une petite erreur d’écriture de l’histoire probablement.

10h36. Un banc de bois à demi ombragé est le bienvenu. Parce qu'il y a des promeneurs par ici ? 
Puisque je ne sais plus trop où j’en suis, je fais ma pause des 15 kilomètres. Quoique j’en sois en fait déjà à 19,2. J’avance beaucoup moins vite que lors de ma marche du jeudi précédent, le terrain n’étant guère propice à une marche rapide. Malgré la chaleur déjà élevée (il fait 24°), l’eau de la bouteille placée à l’extérieur de mon sac est étonnamment fraîche. Quant à la ventilation avec ce type de sac à dos, c’est un régal. Finis les tee-shirts ou chemises qui collent à la peau. Rien à voir avec le précédent sac. Le confort justifie très largement le prix.

10h45. J’ai bu un quart de litre, avalé deux sucres et une barre de céréales aux fruits rouges, vérifié mon chemin –espérant être au bon endroit–, je peux donc repartir. Sauf que cela descend longtemps, qui plus est entre des habitations et sur un chemin goudronné. Alors que je devrais être sur un sentier à longer un cimetière avec le soleil à droite quand je l’ai de face. Je ne suis donc pas sur la bonne route. Il ne me reste plus qu’à revenir sur mes pas, ce qui est déjà moins plaisant car la pente est raide. Je finis par retrouver mon cimetière, cent mètres avant mon banc en bois. J’avais mal regardé ma carte : le cimetière était en contrebas du chemin, de cinq mètres, ce qui est clair avec les courbes de niveau. Encore eut-il fallu que je rentre dans le détail !
Deux cent mètres plus loin, au bas du cimetière, je ne peux plus avancer : le cantonnier qui a fauché le sentier a entassé tontes d’herbes et bois morts au bas du chemin. Et ce depuis visiblement plusieurs saisons. Pourtant le sentier se poursuit bien au-delà : il suffit d’enjamber ou de contourner le tas d’herbes et de bois en décomposition. Comme personne ne le fait, le chemin qui ramène 200 mètres plus bas sur la route départementale n’est plus utilisé et je dois avancer à demi courbé pour éviter branches basses et ronciers en surnombre. Mais qui utilise le banc sur lequel je me suis assis ?
Les pluies ont aussi raviné le sol et ajouté des moraines, compliquant l’avancée. Décidément, je les cumule aujourd’hui !

10h59. Sur la carte, c’est une ligne parfaitement droite de 1300 mètres, quasi plate, au milieu de rien. Ou plus exactement au milieu de champs ou de prairies puisque c’est en blanc sur le papier. En réalité, de hauts peupliers orangés ou brunis par les premières lueurs de l’automne bordent la voie à gauche, avec une haie d’arbustes vert foncé à leurs pieds. Du coup, le site est très plaisant. Un petit vent latéral aide à digérer un soleil qui tape déjà fort. Il n’est que 11h00 et il fait déjà 26°.

... le Marais de Longchamp, les Guilleminets, le Bois de Mortier, ...

11h50. Cette fois, ce n’est pas le chemin qui est difficile à trouver, c’est le chemin qui est difficilement praticable. Sur plus de 2600 mètres, j’emprunte l’ancienne voie ferroviaire qui reliait Pinon à Saint-Gobain, une voie qui n’a jamais eu de trafic passager, qui appartenait à la Compagnie du Nord avant guerre, désaffectée au début des années 60, puis transformée en sentier à la fin des années 80. Comme c’est un des coins les moins peuplés du département, avec le moindre village à plusieurs kilomètres, j’imagine que les piétons y sont fort rares. Au milieu de nulle part, dans une trouée d’arbres, un vieux pont métallique à demi rouillé enjambe le canal de l’Oise à l’Aisne.
Les sections du chemin utilisées par les rares agriculteurs du crû (trois paysans se partagent les 200 hectares jouxtant la voie) sont parfois totalement défoncées, avec des ornières de plus de quarante centimètres. A tel point que certaines parties, encore humides des dernières pluies de juillet, sont presque infranchissables. Quant à la partie de la voie qui traverse la forêt de Quincy, si les traverses en bois et les rails ont bien été enlevés, les gros graviers utilisés comme ballast sont toujours en place. Sur plus de 1200 mètres, le pied roule, se tord, glisse, craque, geint, cherche un appui solide, profite d’une rare touffe d’herbe pour amortir un peu ces cailloux de granit gris qui, tels des dards, paraissent vouloir sans cesse perforer mes semelles. Comme il n’y a aucun salut en dehors de la voie (la forêt que traverse la voie n’est pas exploitée), il n’y a qu’une alternative possible : avancer ! En espérant au plus vite atteindre la prochaine bifurcation qui me verra quitter ce délicat passage, sorte d’enfer du Nord du marcheur.
A bien y regarder, très peu de véhicules, fussent-ils forestiers, doivent emprunter cette voie : il n’y a aucune trace sur les parties terreuses et les plantes ou arbrisseaux ne portent aucune marque de détérioration. Evidemment, ce type de précision ne figure sur aucune carte. Disons qu’après 23 kilomètres de cheminement, je m’en serai bien passé. C’est aussi assurément le genre d’endroit où il ne vaut mieux pas se blesser : pas de téléphonie mobile, pas d’accès pompiers, personne. Un avant goût de ce qui m’attend sur près de 200 km en longeant la mer Caspienne de Bekdash à Türkmenbasy ? Pour le moment, c’est plaisant comme pensée. Ce sera peut-être moins le cas une fois sur place.
Dommage que cette allée ne soit pas entretenue : elle ferait un parcours parfait en VTT ou à cheval. J’ai d’ailleurs, alors que je cheminais sur la partie de la voie qui traverse les terres agricoles, croisé deux cavalières qui chevauchaient dans le champ, le long du sentier car celui-ci était tellement défoncé par le passage des tracteurs qu’il en était rendu inutilisable à l’équitation.




... le Moulin Brûlé, les Champs de Travers, Courson, les Faux Rus, le Mont des Tombes, ...

12h30. Décidément, mon parcours s’apparente à l’épreuve Koh-Lanta ! Après le parcours topographique du matin et la zone caillouteuse précédente, je me retrouve sur un chemin qui a totalement disparu sous les frondaisons. Par chance, un champ de blé moissonné jouxte le chemin. Ce sera ma voie sur près de 750 mètres. On pourrait penser qu’un vestige de tige de blé de quinze centimètres de hauteur n’est rien face à une correcte chaussure de marche, ce n’est pas le cas. Le vestige de tige a des centaines, des milliers, des millions de petits copains, qui, s’ils font un bruit assez plaisant à l’oreille, ont vite fait d’énormément fatiguer les chevilles. C’est aussi dans ces moments-là que l’on apprécie d’être en pantalon complet et non pas avec ces pantalons de marche qui laissent le mollet découvert. Entre les hautes herbes, les ronciers et plantations diverses traversées depuis le matin, j’aurai assurément déjà hérité de mollets sérieusement meurtris. Voire brûlés par le soleil puisqu’il fait maintenant 30°.
Pas le temps de souffler une fois sorti de mon champ et à nouveau sur un sentier praticable puisque j’aborde une côte qui fusille bien les jambes. Dix pour cent sur 500 mètres. Dans l’absolu, c’est peu. Après plus de 27 km avalés et une chaleur ambiante élevée, cela passe déjà moins bien. Comme je suis en mode "touriste" depuis mes vaches bio, le temps n’a plus d’importance, cela ne change pas grand-chose. J’ai déjà deux heures de retard sur mon horaire le plus rapide. Je sais qu’à la ferme de Tinselves, il y a d’imposants massifs de mûriers, mais bizarrement, à cet endroit, les fruits sont loin d’être à point. Quant à la ferme, elle fait misérable. Le lieu est pourtant chargé d’histoire puisque la ferme date de la fin du XVIe siècle et que les traces d’une villa gallo-romaine ont été trouvées en 1994 sans que des fouilles soient encore menées. Une gigantesque décharge jouxte la ferme. Fermée administrativement en 1996, des dépôts sauvages ont pourtant été trouvés au début des années 2000. Comme le lieu se trouve encore un peu perdu au milieu de nulle part, facile de prendre quelques facilités avec les règlements ! Je comptais y faire halte mais la ferme déserte et le lieu pollué me poussent à faire ma halte de mi-parcours ultérieurement.



... le Bois de la Louve, les Basses Vignes, ...
Evidemment, ni louve, ni culture viticole.

13h00. Soleil au zénith, une table en bois, un banc au bord du sentier. Certes en plein soleil mais c’est tout de même mieux qu’une borne de pierre que je ne trouve pas ou qu’un talus. Je décide donc de stopper ici pour ma halte déjeuner, d’autant la bienvenue que je viens de franchir un passage en descente très caillouteux et que j’ai déjà largement dépassé la moitié de mon parcours avec plus de 29 kilomètres.

13h33, fin de ma halte. Eau, sandwiche jambon/comté, salade de pâtes-haricots verts-poivron rouge-tomates-thon-câpres, boisson énergisante (une première, c’est pour tester) et barre énergétique au menu. C’est la première fois que je fais une vraie pause sur une longue marche (il faut bien essayer pour voir comment se comporte le corps !) et la station assise au soleil n’a pas été insupportable. J’en ai profité pour changer de chaussettes, je me sens donc comme neuf, prêt à repartir. Accus chargés à bloc. Il le faut parce que plusieurs kilomètres sans un soupçon d’ombre m’attendent. En mode touriste puisque le terrain en a décidé ainsi.

... Leuilly-sous-Coucy, Bas de l'Ecart Faux, le Trou des Loups, le Pain de Sucre, le Champ Saint-Michel, ...

14h52. Un énorme entassement de ballots de paille de plus de quatre mètres de hauteur est le bienvenu pour me dispenser un peu d’ombre. Voilà une heure vingt que je marche en plein soleil –il fait 34°– sans la moindre ombre, sans un souffle de vent, sur un terrain presque plat au milieu de champs de blés moissonnés : un véritable entraînement au désert ! Pas une âme qui vive. Hormis mes deux cavalières du matin et quelque activité dans certaines fermes, je n’ai vu personne. A se demander qui utilise les deux bancs que j’ai utilisés.

... la Valayette, Montécouvé, Bagneux, le Paradis, les Sablons, les Poils de Truie, ...
Voilà bien des noms qui ne s'inventent pas ! La commune de Montaillé dans la Sarthe possède aussi un lieu-dit nommé "les Poils de Truie". Plaisante adresse !



16h10. Halte repos à l’ombre d’un gigantesque noyer au cœur du micro village de Bieuxy, 29 habitants, une des quatre plus petites communes de Picardie, avec Epécamps (Somme, 7 hab.), Bruys (Aisne, 19 hab.) et Bancigny (Aisne, 27 hab.). Je pense que peu de communes peuvent se targuer de posséder un arbre qui peut abriter du soleil la totalité de ses habitants.
Cette halte est bienvenue. Je viens de parcourir 40 kilomètres, je voulais un entraînement canicule/désert, je suis servi ! 
Le village compte quatre fermes. Pas étonnant alors d’entendre le champ du coq. Mais à 16h10 ? ... Si le coq chante à toute heure, c'est aussi un moyen de marquer son territoire et indiquer aux éventuels concurrents qu'il est présent et prêt à en découdre s'il est menacé. Ah ? Parce que monsieur le coq me considère comme un intrus ? Je décide donc de repartir après quelques minutes.

... Proche la Glaux, les Vaugerins, l'Arbre de Villers, la Poterie, la Carlette, ...
Il faut se plonger dans les récits historique du 43e RI durant la guerre de 14-18 pour trouver trace de ces lieux retombés depuis dans l'anonymat le plus complet.

17h10. Après à nouveau quelques kilomètres en pleine canicule, mon parcours reprend une petite partie du GR12. Encore faut-il que j’en retrouve la trace ! La bifurcation est censée se trouver au sortir d’un virage de la départementale 914, à angle droit à flanc de coteau. Le virage est bien là, le flanc de coteau aussi, de même qu’un poteau électrique qui porte le caractéristique fléchage jaune et rouge du GR qui indique que c’est bien ici qu’il faut tourner. Mais de sentier, nulle trace. Un jardinet et un dépôt de déchets végétaux sont à la place du chemin. Et c’est tout. Je cherche de longues minutes. La fatigue, sûrement, me fait oublier que le matin j’ai déjà eu affaire à un dépôt végétal mal placé. A cet instant, j’ai parcouru 44 kilomètres, aussi je ne trouve nul plaisir à ce jeu de cache-cache. 
Deux possibilités s’offrent à moi : soit contourner l’obstacle –près de 2 kilomètres de détour–, soit forcer le passage. Un peu contraint (j’ai plus de deux heures de retard sur mon horaire prévisionnel), j’opte pour la seconde solution. Après un passage délicat à travers 50 mètres de déchets divers, je retrouve le sentier ! Stupéfiant le comportement de certains agriculteurs et le respect des chemins de marche. Le GR12 est tout de même le sentier qui relie Amsterdam à Paris ... Est-ce à dire que personne ou presque n’utilise cette portion ? Qui vérifie l’état de ces GR ? Personne semble t’il.
Mon chemin récupéré, je ne suis cependant pas au bout de mes surprises. Au pied de la colline, soit à peine 250 mètres plus bas, nouveau souci : je tombe sur une clôture électrique qui barre le sentier. Après tout, si le paysan du haut a condamné le chemin, pourquoi son voisin du bas ne ferait-il pas de même ? Je franchis cette barrière ... pour rester bloquer 50 mètres plus loin par un enchevêtrement de clôtures électriques, de bosquets et sans plus aucune trace du chemin. Pire, je me heurte à des arrières jardins récemment aménagés, à des maisons qui bordent la ruelle que je dois atteindre via un chemin censé passer entre deux maisons. A priori, une habitation nouvellement bâtie semble s’être posée au beau milieu du chemin, ou, plus probablement, l’entrepreneur ou le propriétaire ont inclus le sentier dans la parcelle constructible. Je dois donc contourner les jardins pour rejoindre la ruelle. Je dois même en traverser un. Personne, pas un chat. Suivi d’un passage très délicat au milieu d’un marais, bien indiqué sur la carte, comme le chemin l’était. J’aurai préféré que le marais ait disparu plutôt que le sentier ! 
J’avance timidement, en prenant soin de poser chacun de mes pas sur les touffes d’herbes plus hautes en priant que mon pied ne se pose pas dans l’eau. Par chance, je suis aidé par une canicule établie depuis une dizaine de jours sur la région et un marais particulièrement asséché. Je prends quelques libertés en traversant à nouveau un jardin –toujours personne– et je rejoins enfin ma ruelle. Quelque soit la façon de lire la carte, il n’y a aucune discussion possible : je suis bien au bon endroit. Mais pas le GR 12. Ou du moins ne l’est-il plus.




... Tancourt, Vauxrezis, la Saudraie, le Mont de Pasly, ...

17h53. Je m’assieds quelques instants sur un pylône EDF à terre. Je suis en pleine réflexion, doute et questionnement. Soit je poursuis sur la départementale pour rejoindre au plus vite mon chez-moi, soit je bifurque à gauche pour une ultime boucle qui rallonge un peu par rapport au chemin le plus direct. Il me reste 250 ml d’eau, je juge que ce n’est pas suffisant pour plus de 6 kilomètres. D’un autre côté, j’ai tracé un parcours et prendre au plus court me paraît abdiquer. Et ça, cela ne me plaît pas du tout. De toutes façons, j’aurai marché plus de 50 kilomètres. Alors ? ... Il est tard, j’ai toujours mes deux heures de retard du matin. Se combattent violemment la raison et l’envie. Un test, c’est un test, cela doit être mené à son terme. Cette fois, c’est l’envie qui l’emporte, et je bifurque à gauche après avoir avalé le tiers de ma réserve d’eau.

18h20. Je passe la borne 150 au Monument des Instituteurs, en hommage aux instituteurs de Cuffies morts de la Grande Guerre. Un monument au beau milieu d’un plateau agricole de 200 hectares. Pourquoi ici ? Nulle indication. Par contre, pour moi, à partir de cet instant et jusqu’à la porte de mon appartement, le chemin n’est plus qu’en descente. Après quelques gouttes de pluie qui ont très légèrement rafraîchi l’atmosphère, le soleil réapparaît. Une nouvelle rasade d’eau après une dernière photo et c’est reparti pour les derniers kilomètres.

18h32. Nouvelle pause. Six cent mètres d’un chemin agricole mal caillouté m’ont un peu meurtri. Je m’en serai bien passé après un total de 615 mètres de dénivelé positif (je suis loin d’avoir opté pour la facilité pour ce premier 50 km !). Je m’assieds sur un gros rocher pour quelques secondes de repos et avaler les dernières gouttes de ma gourde. J’ai consommé mes deux litres. J’aurais emporté plus d’eau que cela n’aurait pas été superflu. Même si je n’ai quasiment pas transpiré. 
Je n’ai croisé aucune fontaine, aucun bar. Normal qu’il n’y ait aucun randonneur !
C’est en tout cas une bonne indication pour l’avenir : je devrai pouvoir enchaîner deux étapes de 50 kilomètres par des températures de plus de 30°, en plein soleil, et avec six litres d’eau. 

... Cuffies, Saint-Lambert, les Hardrets, les Longues Raies, Soissons.

19h30.C’est fini. Je m’effondre dans mon canapé une dizaine de minutes en sirotant lentement un verre de Coca-Cola. Ce n’est pas synonyme d’une fatigue exagérée, bien au contraire. Mon corps est envahi de largement plus de satisfaction que de fatigue ! 
Au bout de dix minutes, les légers troubles de la vision apparus lors du dernier kilomètre ne sont plus qu’un fugace souvenir, mes pieds sont presque totalement détendus. La chaleur et surtout le parcours trop complexe ont rendu l’exercice difficile, mais c’était un bon entraînement, riche d’enseignements. Une partie de mon équipement n’est pas optimisé (pantalons et chaussures notamment) et bien sûr mon souci sanguin n’aide pas à la performance. Mais c’est largement faisable. En mode touriste, avec d’incessants arrêts photographiques, j’ai accompli les 53,7 km d'un parcours bien vallonné en 13h30, soit une progression de 4 km/h. Je ne me suis donc pas trompé en tablant sur un périple accompli à la vitesse de 3,5 km/h.
Avant même de songer à dormir, je planifie déjà ma prochaine sortie de plus de 50 kilomètres. Ce sera dans huit jours, le 1er septembre.

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